Ciudad Juarez, la cité des mortes

Le mercredi 17 février dernier, le Pape François se rendra à Ciudad Juarez au Mexique, fleuron industriel de l’Etat de Chihuahua, ville d’1,3 million habitants, mais surtout, capitale mondiale du crime. Nous sommes d’accord, chihuahua et crime sont difficilement accordables… !
Trêve de plaisanteries, Ciudad Juarez, ville frontalière, plaque tournante du narcotrafic entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud est surnommée la ville des absentes, pour ses « féminicides » (c’est ainsi que sont dénommés les crimes sexistes). Juarez accueille les entreprises américaines et multinationales, qui installent leurs « maquiladoras » (usines qui bénéficient d’une exonération des droits de douane pour pouvoir produire à un moindre coût des marchandises assemblées, transformées, réparées ou élaborées à partir de composants importés, destinés à être exportés).

Les usines attirent les populations pauvres de tout le pays et les femmes y sont les principales employées. Ce sont elles qui font vivre les familles, ce qui perturbe les traditions machistes et patriarcales. Les passeurs sont nombreux à Ciudad Juarez et l’immigration clandestine surdéveloppée. Les femmes sont les premières victimes collatérales de tous les trafics possibles et inimaginables, utilisées comme primes pour les passeurs ou clients potentiels. Ainsi, depuis 1993 des centaines de femmes ont étés assassinées et des milliers portées disparues.

Si la violence y a récemment diminué, Ciudad Juarez reste l’une des villes les plus dangereuses au monde. Dans l’Etat de Chihuahua, 1 663 disparitions sont recensées, 27 000 dans tout le pays et 99% des délits restent impunis.

« Les proches des victimes mènent leur propre enquête, car les autorités étouffent des a aires qui impliquent souvent des policiers ripoux »

Patricia Galarza, psychologue au centre des droits de l’Homme Paso del Norte.

Les croix noires sur fond rose peintes sur les poteaux, les avis de recherche placardés dans la ville, les visages des femmes assassinées ornant d’immenses peintures murales : Ciudad Juarez, décrite comme un « musée de l’impunité à ciel ouvert » par les chroniqueurs locaux, affiche les symboles de la violence extrême exercée contre les femmes depuis deux décennies.

Aveuglement des autorités, corruption, disparition de preuves, conclusions bâclées, aveux extorqués, zoom sur le cocktail efficace à la non-résolution de centaines d’assassinats au cœur de la capitale de la haine.

La toute-puissance des trafiquants

Les meurtriers ? Introuvables, ou presque. Tous liés aux cartels de la drogue, devenus la gangrène du Mexique, ces organisations sont présentes dans plus des deux tiers des municipalités mexicaines et infiltrent la police municipale.

Pour les habitants de Ciudad Juarez, les menaces et la violence sont vécues au quotidien, comme en témoigne Maria, femme de médecin : « Ils investissent le quartier par centaines, habillés de noir. La première fois, un homme vient vous voir avec les photos de vos enfants et vous dit qu’ils mourront si vous ne payez pas. Puis, tous les mercredis, il se présente pour réclamer une enveloppe de 150 dollars, dont le tiers va dans la poche de la police ». Quant à elle, Michelle Gonzalez raconte « Un adolescent de 15 ans est venu apporter un message à mon mari. Il a refusé de payer. Vingt minutes plus tard, ils sont arrivés à dix et l’ont mitraillé avec son père et son frère ».

L’ex-président Felipe Calderon a tenté, lors de son mandat, de 2008 à 2012 de combattre ces violences en déployant 50 000 soldats et 30 000 policiers fédéraux sur le territoire. Le résultat ? Un désastre. D’abord humain, avec près de 40 000 morts et 8 900 corps exhumés de fosses communes, non identifiés. Mais également un échec stratégique, car les cartels n’ont jamais été aussi puissants. Au point d’étendre leur emprise à Acapulco, à Cancun et à Monterrey, la capitale économique Mexicaine.

Des milliers de disparues

C’est vers la fin des années 1990 que les médias mexicains et internationaux s’emparent du drame des « mortes de Juarez », alors que des corps de jeunes filles mutilés, portant des traces de sévices sexuels étaient régulièrement retrouvés dans le désert qui cerne la ville. Les mères des victimes s’étaient rassemblées pour la première fois et avaient commencé à planter des croix de bois rose dans toute la ville en mémoire de leurs filles, réclamant justice.

Mais, le drame des féminicides a peu à peu disparu du paysage médiatique alors que les assassinats se multiplient depuis plus de vingt ans. « Le problème a été noyé dans la violence généralisée », déplore Santiago González, avocat de l’organisation civile Red Mesa Mujeres, qui défend les victimes.

De 1993 à 2013, 1441 meurtres de femmes ont été commis à Ciudad Juarez, selon le centre universitaire Colegio de la Frontera Norte, qui se base sur des statistiques officielles. Les chiffres varient selon les interlocuteurs : police locale ou nationale, familles des victimes, juges, avocats ou experts. Les deux tiers de ces féminicides ont été perpétrés après 2008. Une centaine de dossiers de disparitions de jeunes filles restent ouverts auprès du Parquet spécialisé dans les crimes contre les femmes. La majorité des femmes assassinées avaient des caractéristiques communes : elles étaient issues de milieux pauvres, presque toujours ouvrières, toutes étaient très minces, brunes et avaient les cheveux longs. Elles étaient enlevées tôt le matin ou tard le soir, entre leur habitation et leur lieu de travail. La plupart n’ont pas pu être identifiées, toutes ont été victimes de violences sexuelles, et, sans exception, elles furent toutes étranglées.

Le mystère des disparues de Ciudad Juarez n’a jamais été résolu.
De nombreuses théories ont été envisagées, un grand nombre d’enquêtes réalisées, de nombreux suspects arrêtés, voire même emprisonnés, mais les autorités n’ont toujours pas pu identifier les responsables de ces meurtres. L’hypothèse de captures par les réseaux criminels, dont l’existence a été démontrée, qui exploitent sexuellement des jeunes filles avant de les assassiner, est prise au sérieux. Il est évident que ces réseaux bénéficient de la complicité de la police locale, dans cette ville où les bars attirent les américains en quête de services sexuels peu contrôlés, où les criminels mexicains passent facilement la frontière des Etats-Unis pour échapper à la justice locale…

Le gouvernement mexicain a reconnu la disparition de 8 adolescentes de 13 à 16 ans au cours du mois de janvier 2016. Les fugues ont été écartées. Cependant, les personnes approchant de trop près ce phénomène risquent gros. Avocats, juges, procureurs, journalistes ont reçu des menaces de mort pour les dissuader de poursuivre leurs enquêtes. Certains opposants au gouverneur de l’Etat de Chihuahua, Patricio Martínez (en fonctions de 1998 à 2004) ont également été menacés afin qu’ils arrêtent de protester : les militantes Esther Chávez Cano et Victoria Caraveo, ou encore le criminologue Oscar Máynez. Durant des années, les responsables politiques ont tenté de minimiser le phénomène, parlant de la frivolité des jeunes femmes qui portent des « minijupes » et qui consomment de l’alcool. Ainsi, le gouverneur de l’État de Chihuahua à l’époque, Francisco Barrio (1992-1998), affirme que les victimes « sortaient danser avec de nombreux hommes » et soutient que les chiffres des assassinats de femmes et de jeunes filles sont « normaux ».

Ciudad-Juarez-croix

Les familles qui cherchent leurs disparues ou viennent reconnaître des corps se heurtent à la négligence, voire au mépris et à l’agressivité de la police. Les dossiers, les pièces à conviction et même les restes des corps sont mélangés ou perdus. Les personnes venues signaler une disparition sont insultées, menacées, parfois elles-mêmes mises en cause. Face à l’attitude des autorités, des groupes de femmes, de mères notamment, mais aussi les familles plus largement, se forment pour demander justice, organisant marches et campagnes pour attirer l’attention sur le phénomène et exiger des réponses.

« Nous enquêtons, et les autorités, elles, perdent les indices que nous leur apportons »

Anita Cuellar, mère de Jessica, disparue à l’âge de 16 ans en 2011

Où sont-elles ? Une question sans réponse ?

Dans les autres états mexicains, sur dix victimes de meurtres, une seule est une femme. A Ciudad Juárez, sur dix personnes assassinées, quatre sont des femmes… Si les féminicides touchent le Mexique tout entier, les sites de Campo Algodonero, Lote Bravo, Lomas de Poleo et Arroyo Navajo exposent la spécificité du drame de Ciudad Juarez : les féminicides en série, la traite et la prostitution forcée des jeunes filles. Dans ces endroits, des fosses clandestines ont été découvertes, contenant les corps de dizaines de jeunes filles. A Arroyo Navajo, une plaine désertique, des restes correspondant à 24 corps ont été localisés entre 2011 et 2015.

Depuis 1998, la Commission mexicaine des droits humains (CMDH) a émis des recommandations au sujet de ces centaines de meurtres de femmes auxquels l’Etat a prêté très peu d’attention. Un nom revient souvent parmi les suspects, celui d’Alejandro Máynez, qui aurait fait partie d’une bande de criminels, de receleurs et de trafiquants de drogue et de bijoux, également membre d’une riche famille propriétaire de boîtes de nuit. Il n’a jamais été inquiété. Alejandro Máynez, comme d’autres personnes soupçonnées, était, entre 1992 et 1998, le protégé du gouverneur Francisco Barrio.

Directrice d’une association contre la violence domestique, Esther Chávez Cano pense que les meurtres vont se poursuivre, l’incompétence des autorités étant évidente. Un procès qui s’est tenu en 2014 contre six hommes a permis d’établir la responsabilité des Aztecas, un cartel local. Mais les associations civiles estiment que la justice n’a pas atteint les hauts responsables de ce réseau de traite, ni les autorités qui les protègent. « Ce procès a servi de prétexte pour boucler le dossier », explique l’avocat Santiago Gonzalez. « Or les témoignages ont mis en évidence la complicité de policiers fédéraux et municipaux, ainsi que de militaires, avec les assassins. Le réseau n’a pas été démantelé, sa structure est intacte, donc les féminicides peuvent encore augmenter ».

Selon les spécialistes, seules la corruption et l’impunité peuvent expliquer que les féminicides et disparitions se perpétuent dans le temps. En 2009, une sentence historique de la Cour interaméricaine des droits de l’homme pointait la responsabilité des autorités mexicaines, condamnant les négligences commises lors des enquêtes.

Les meurtres en série de Ciudad Juárez mêlent migrants, industries de sous-traitance, faillite des institutions, violence, inégalité mais aussi négligences du gouvernement fédéral. Cette a aire de meurtres révèle la toute-puissance des narcotrafiquants et la solidité de leurs réseaux. Les liens entre le milieu criminel et les pouvoirs économique et politique constituent une menace pour l’ensemble du Mexique.